La fois où j’ai dormi dans une cabane à 100 km de la civilisation à Terre-Neuve

Quand tu t’engages sur la route 480, il y a une pancarte qui dit Pas de services pour les prochains 148 km. Aucune station de gaz, rien, aucune habitation, même. C’est donc un peu appréhensif que je tourne à droite et sors de la Trans-Canadienne, juste avant Stephenville, vers midi lors de mon deuxième jour de bicycle à Terre-Neuve.

J’ai 4 litres d’eau et en masse de bouffe, et première surprise, il y a pas mal plus de trafic que je pensais initialement. J’imaginais qu’il y aurait pas un chat, mais non, à toutes les quelques minutes au moins un camion ou un char passe dans une direction ou l’autre. Si j’ai une grosse intempérie mécanique ou si je me fais attaquer par un orignal, je serai pas trop dans le pétrin, donc.

À part de ça, Google Maps et les madames de l’info touristique à Port-aux-Basques ont pas menti, il y a aucun signe de présence humaine. Je roule des heures et des heures sans voir un seul building, à admirer le paysage de montagnes et vallées. Des fois j’ai des pas pires montées et descentes, mais rien que je suis pas capable de clencher avec un sourire, surtout après m’être tapé la Cabot Trail au Cap-Breton. En milieu d’après-midi il se met à pleuvoir, ça affecte mon moral un peu, mais c’est la vie.

Éventuellement j’arrive au seul embranchement, avec une route de terre désaffectée qui menait autrefois à la mine opérée par une compagnie qui s’appelle Abitibi (j’apprendrai plus tard que le Newf moyen prononce vraiment pas ce mot comme nous, mais heille, y a à peu près rien qu’ils prononcent comme quiconque d’autre). Et peu après, dans une clairière à gauche de la route, je vois quelques roulottes, ce qui me confond légèrement. Une d’elles est en fait un autobus scolaire peinturé en bleu foncé, avec une cheminée de poêle à bois qui fume, et il y a des quatre-roues stationnés dans l’open et des choses qui traînent donnant signe que c’est un site habité.

Je descends la trail et je lâche des “ANYBODY HOME? HELLO?” qui restent sans réponse. Peut-être ce sont des gens venus pour la chasse à l’orignal, mais à regarder le site, avec les balcons en bois attachés aux roulottes et la quantité de stock, j’ai l’impression qu’ils sont ici en semi-permanence. Il approche 5 heures, je pensais rouler un peu plus et trouver une place où camper, mais je me dis que cette place semble bien charmante, et qu’ils me laisseraient sans doute planter ma tente ici. Alors je me change avec mes vêtements chauds et secs et j’attends que quelqu’un se pointe.

Après un bout, j’entends un bruit de moteur, je me demande si c’est une chaloupe sur le lac, mais ça s’avère être un quatre-roues qui descend. Je me mets bin visible pour pas que le gars fasse un saut, et il s’arrête à côté de moi, un bonhomme dans la quarantaine, maigre et osseux, avec une veste de chasse.

“Salut! T’habites ici?”

“Non, c’est mon oncle qui est dans cette roulotte-là, pis mon beau-père dans le bus. Chus venu voir si y sont ici”

Il parle avec un accent pas possible en anglais, qui me fait penser aux Irlandais. Notamment, il ajoute des s aux verbes, genre il dit “I comes” au lieu de “I come”. Je baisse les yeux et je fais un mouvement brusque de côté quand je vois qu’il a un fusil sur les genoux et que le canon me pointait drette dans les gosses.

“Ah… scuse”, dit-il en le mettant en bandoulière.

“Chus venu ici en bicycle, j’étais pour demander si je peux planter ma tente ici pour la nuit”

“Bah, viens dormir dans mon campe à place. Chus juste un peu plus haut, à même pas une minute. Si tu retournes sur la grande route tu verras mon Silverado à ta droite. Mon nom c’est Dave, en passant.”

Il a arrêté de pleuvoir, mais le prospect de passer une nuit dans la tente est quand même moins charmant que d’accepter son invitation. Il repart avec son quatre-roues pendant que je rapaille le linge mouillé que j’ai pendu sur le frame du bicycle, et je suis ses directions. Il y a en effet un pick-up à quelques mètres dans le bois, et quand je passe à côté, je vois qu’il y a un trailer avec un énorme orignal mort dedans.

Un peu plus loin se tient une cabane en presswood d’une dizaine de mètres de long. Dave est à côté, en train de couper un arbre avec une chainsaw, pour en faire des bûches. Puis il m’invite à rentrer, et me fait visiter, bin, autant que tu puisses faire visiter un shack comme ça avec juste deux pièces. Il y a une chambre à coucher tellement encombrée de cossins de toutes sortes qu’il y a à peine de l’espace pour qu’il dorme dedans, mais le salon/cuisine est assez spacieux. Il y a un sofa, un poêle à bois, un poêle au gaz pour faire à manger, et même une TV et une substantielle collection de DVDs. C’est tout filé, et alimenté par une génératrice qui bourdonne doucement dehors.

Je remarque avec amusement que son rideau est en fait une vieille couverte de laine à l’effigie des Canadiens de Montréal. Les Terre-Neuviens sont maniaques de hockey, mais vu qu’ils ont pas d’équipe qui est la leur, tout le monde est fan de différents clubs. Durant mon séjour dans cette île des plus bizarres, je verrai des drapeaux des Bruins, des gilets des M*ple L**fs, et des pancartes avec PENGUINS FANS PARKING ONLY, entre autres.

Il m’offre un Coke. Je refuse poliment, étant pus trop fan de boissons gazeuses. “J’ai pas de bière, j’ai arrêté de boire y a longtemps, mais je fume du pot en crisse.” Il sort des gros pots Mason remplis de cocottes, et un genre de rig pour fumer de la cire. On passe de sobre à complètement pétés en dedans de quelques minutes, et il me régale avec des histoires à coucher dehors, la majorité étant bin passées le seuil du croyable ou du vérifiable avec quelques secondes sur Google, ce qui est impossible, dans le fin fond du fucking bois où on est, où non seulement il y a pas d’internet, il y a pas de réception de cellulaire, point.

Il me parle aussi de la logistique pour ce qui est de squatter dans le bois comme ça. Quelques kilomètres plus loin, il y a un groupe de roulottes qui ont une coupole et arrivent à communiquer avec le monde extérieur, mais sinon lui et les autres où on s’est rencontrés plus tôt vivent à peu près autant off the grid que c‘est possible de le faire. Ils ont même pas d’eau potable, il faut aller la chercher à 15 minutes de pick-up et remplir des chaudières.

Quant à la légalité de la chose, techniquement ils sont pas supposés être là, mais ils sont dans une genre de zone grise vu que la compagnie Abitibi a fait banqueroute et que les terres sont techniquement à eux mais les réclament pas. Le gouvernement les laisse tranquille, tant qu’ils bâtissent rien de permanent avec des fondations, et c’est pour ça que les autres crèchent dans des roulottes ou des bus scolaires. Dave, lui, a bâti sa cabane sur un châssis de trailer, et quand on sort pour aller chercher de l’eau, il me montre ça, en effet ça semble être un drôle de loophole. Techniquement ils pourraient se faire dire de décalisser, mais il y a des gens qui sont là depuis 20 ans et ont jamais reçu d’avis. En tout cas c’est ce que j’ai compris, rendu là je suis gelé comme une crotte de husky et des fois il part sur des tangentes bizarres en m’expliquant tout ça.

Lui, il est là depuis trois ans environ. Il travaille dans les mines au Labrador, 28 jours on 14 jours off, et même si il a un appartement à Stephenville et une petite ferme à quelques cochons qu’il opère avec son beau-frère, il considère déménager là à temps plein dès qu’il peut prendre sa semi-retraite.

“Pis l’hiver?”

“C’est complètement isolé. Faudrait juste que je déneige tout moi-même bin sûr”

On va chercher de l’eau, et il y a une famille qui est là aussi, tous habillés en linge de chasse, le père la mère et le kid de 10 ans. Bien sûr que Dave les connaît, et il leur jase pendant une bonne demi-heure, le rhythme de vie de ces hommes des bois est pas mal plus relaxe que ceux des gens des villes, et le bro time est important. Je remarque que tout ce temps-là les moteurs des deux pick-ups tournent, ce à quoi chus vraiment pas habitué, mais j’apprécie quand même la chaleur dans le cab quand on se remet en route. Puis on retourne au campement de roulottes, et Dave répète l’histoire de comment il a tué son orignal pour la troisième fois en ce qui me concerne, mais je suis pas tanné, c’est un raconteur né, un wildman total, et son accent devient de plus en plus wacky dépendemment de son interlocuteur.

Puis on retourne chez lui, et il sort son couteau de chasse et nous coupe quelques morceaux de cuisse d’orignal avant de rentrer dans le shack.

“Je vais la couper en quartiers et l’emmener à Port-aux-Basques demain, y a un boucher qui va m’arranger tout ça. D’ici là on va se faire un festin, j’ai des frites et je vais faire de la sauce avec le gras du steak d’orignal”

Et puis ouin, c’était assez fantastique, j’ai dévoré mon assiette, affamé de ma journée de bicycle et des vapeurs cannabinoïdes. Le steak était un peu trop cuit pour moi qui aime ça ultra-saignant d’habitude, mais on parle quand même d’un animal sauvage. On continue de jaser un bout, il a vraiment vécu une vie intéressante, avec des aspects pas toujours très légaux, et un moment donné je sursaute tout seul et me dis “Yo, Trevor Phillips dans GTA V est aussi un Canadien… et il vit dans une roulotte en désordre dans le bois… et il a le même âge que lui… et il lui ressemble. Ça se peut-tu que…?!” puis éventuellement je déroule mon sleeping bag et je m’endors sur le couch.

Je me réveille à la pénombre, Dave est tout habillé et s’apprête à sortir.

“Faut j’aille aider mon oncle à chercher l’orignal qu’il a tué hier creux dans le bois, je vais revenir dans genre deux heures. Fais comme chez vous”

Je me rendors, et quand je me réveille je pars un feu dans le poêle à bois. Éventuellement j’entends son quatre-roues au loin, et après qu’il m’ait servi une grosse assiette d’oeufs, bacon et patates, je le remercie à profusion et je me remets en chemin.

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