La Guyane est ce genre de pays où tu as l’impression d’être arrivé à l’autre bout du monde. C’est le seul pays d’Amérique du sud avec l’anglais comme langue officielle, mais aussi celui où j’ai le plus de difficultés à communiquer, avec leur gros accent qui fait penser à un chanteur de reggae avec un oignon dans yeule. Y a pas d’autres touristes, et les locaux semblent confus par ta présence dans leur patch de jungle. Parce que c’est pas mal juste de ça dont il s’agit: outre Georgetown, la capitale plutôt sinistre sur la côte de la Mer des Caraïbes, y a pas grand chose d’autre que des arbres et des rivières infestées de piranhas là-bas. En tout cas c’est ça que je vois depuis des heures, depuis que j’ai embarqué dans une vanne à la frontière brésilienne.
Ça se déroule plutôt bien à date. La route est en terre battue mais en bon état, et j’ai le siège arrière à moi seul, vu qu’on est juste six passagers. Il y a deux bûcherons qu’on a ramassés à un site de foresterie, et trois jeunes gaillards qui racontent des histoires salées et me montrent sur leur vieux cellulaire pixelisé des photos nues des filles qu’ils ont culbutées à leur voyage à Boa Vista, un bled insignifiant au milieu de la jungle brésilienne mais qui a dû leur sembler comme l’épitome de la civilisation. Ils ont plusieurs caisses de douze bouteilles de Johnnie Walker Red (ou Black? en tout cas le plus cheap), qui coûte moins cher au Brésil que chez eux, et passent une bouteille dans la vanne. Vu que j’ai pas mal rien à crisser pour les 24 prochaines heures, j’en prends des gorgées au goulot.
Et donc le matin du jour deux, après être arrêtés pour quelques heures pour roupiller dans un hamac à un rest stop au milieu du nowhere, bien engourdi par les pâtés à la viande guyanais graisseux que j’ai mangés pour déjeuner et quelques rasades de Monsieur Walker, je suis là à regarder par la fenêtre l’interminable défilé des arbres denses et un peu menaçants. Tout à coup, je vois qu’on se fait dépasser par un pneu qui rebondit parallèle à notre trajectoire avant de tomber dans le fossé.
Ça m’a pris quelques secondes de trop avant de me rendre compte que quelque chose cloche sérieusement. Ça doit faire au moins deux heures qu’on a pas vu aucun autre véhicule, alors qu’est-ce qui peut bien faire que des pneus solitaires roulent comme ça?!
Juste au moment où mon cerveau intoxiqué allume, CRAAAASSSSH, BANG, FLOTCH, ma tête tape dans la vitre, puis sur le derrière du siège en face de moi, avant qu’on s’immobilise. La vanne cante de mon côté, le coin arrière gauche, d’où la roue vient de se détacher.
Tout le monde est sain et sauf à part une petite bosse ou deux, et on sort pour constater les dommages. Personne semble paniquer, même si on est en plein milieu d’un secteur de la forêt amazonienne que Google Map a photographié avec la plus basse résolution possible, avec une vanne à qui il manque une patte. Le chauffeur grimpe sur le toit pour chercher son coffre d’outils, un des bûcherons disparaît dans la jungle avec sa machette, et quelques TCHAK TCHAK TCHAK plus tard il revient avec un gros tronc sur son épaule comme Arnold Schwarzenegger dans Commando, et les jeunes saoulons se mettent à la recherche des écrous en brass qui se sont détachés et ont tombé sur la route en garnotte. Dès qu’ils les touchent il crient “Ouch! Ouch!” et se mettent à jongler avec comme une patate chaude. Faut je fasse ma part aussi ch’cré bin, alors je vais chercher le pneu dans le fossé et le roule jusqu’au véhicule, en faisant attention de pas toucher aux parties métalliques qui sont bouillantes après avoir subi tant de stress.
En moins qu’une heure on est de nouveau en route. Je suis impressionné. L’essieu et le hub de la roue ont pas subi de dommages, et le chauffeur avait quelques boulons et écrous de spare dans une boîte. On s’est servi du tronc et d’une grosse roche comme levier, et réattaché la roue dans le temps de l’dire. Les liens de camaraderie se sont renforcis, et le moral est haut alors qu’on continue à rouler plein nord à bon rhythme, avec des gros beats de reggae qui sortent des hauts parleurs (et une toune de Shania Twain qui survient bizarrement de temps à autre).
Pas longtemps après, on tombe sur une autre camionnette qui a pas eu la même chance. Leur essieu arrière a craqué en deux, gracieuseté des millions de nids-de-poule dans la route, et leurs roues cantent vers l’intérieur. Il y a quinze passagers assis dehors en cercle, certains sont même endormis, et à leur air dépité, ça a l’air de faire longtemps qu’ils attendent pour du secours.
Il y a aucune chance qu’ils puissent le réparer eux-mêmes, et la remorqueuse la plus proche doit être à au moins huit heures de route. Les deux chauffeurs délibèrent un peu, puis annoncent que tout l’espace qu’on a va prendre à sa fin, vu qu’on va embarquer tout le monde. Fuck. L’autre vanne était pleine, on va être cul-à-cul.
Une des passagères crie “Come on, white man! We’re leaving!” Je me retourne subitement, pensant qu’elle s’adresse à moé, mais non, il y a un Occidental assis seul, dans le fossé de l’autre bord de la route. Je me demande bien pourquoi il est pas avec le reste de sa gang.
“No! I don’t wanna go! Leave me here!” Même de loin, je vois qu’il est vraiment fucking weird. Premièrement, il est vêtu d’un pantalon d’habit, de souliers cirés et d’une chemise, comme s’il travaillait dans un bureau au lieu d’être dans la jungle guyanaise. Et il est assis par terre, les bras croisés, en train de BOUDER! Comme un enfant!
“Come here! We can’t leave you here! Nobody cares that you shit in your pants!”
Tous les Guyanais partent à rire. Moi-même, avec l’absurdité de la situation et l’accent comique de la dame, j’ai de la misère à retenir mon sourire. Et par ça je veux dire que je suis crampé raide.
On entre dans la vanne, et Monsieur Diarrhée finit par nous joindre. Il a vraiment pas l’air dans son assiette. Il a la quarantaine, est fort laid, maigre comme le tip triangulaire d’une aile de poulet, et a des brûlures au troisième degré dégueulasses et mal guéries sur ses mains et ses avant-bras. Il me dit qu’il s’est brûlé en faisant frire des noix d’acajou dans le village perdu où il essaie de convertir les quelques Amérindiens qui y ont pas encore accepté la parole de Notre Seigneur Jésus. Et quand il apprend que je viens du Québec, il me dit qu’il a grandi au Maine dans une commune ultra-religieuse francophone dans la forêt, et qu’il parlait pas un mot d’anglais avant son adolescence, mais que depuis qu’il s’est fait forcer d’entrer le système scolaire americain il a tout perdu son français. Il semble aigri par ce fait, et par la marde liquide qui suinte dans son fond de pantalons, et aussi par la Guyane où il vient de passer vingt ans (!!!), et par toutes les procédures bureaucratiques auxquelles il s’attend quand il dira à l’ambassade américaine qu’il a perdu son passeport et qu’il reste illégalement dans la jungle depuis.
Je prends une gorgée de la bouteille de Johnnie Walker quand elle arrive à moi, et me jure de retourner au pays et me rapatrier bin comme faut, avec la maison en banlieue, le char et le chien, dès que je vois ne fut-ce qu’un seul signe que je vais devenir aussi eccentrique que ça.
(Pas de photos, malheureusement… ma caméra est décédée au Brésil)
Leave a Reply