Premier jour au Kazakhstan

Nous sommes en 2010, et quelques semaines auparavant, j’ai décrissé de ma job en Thaïlande et me suis dirigé vers la Chine, que je viens de traverser du sud jusqu’à l’extrême ouest. Deux trajets de bus de nuit de plus de 12 heures, et deux voyages de 40 heures en train.

Mon dernier jour en Chine commence lentement, et je peux dormir un peu tout en arrivant à la frontière kazakhe avant son ouverture. Comme y a pas de fuseaux horaires en Chine, tout fonctionne à l’heure de Beijing, ce qui veut dire que le soleil se lève très tard ici, dans l’ouest du Xinjiang, à des milliers de kilomètres de la capitale. La frontière ouvre à 8 heures, heure kazakhe, ce qui correspond à 10 heures, heure de Beijing. Donc en traversant d’est en ouest, je gagne deux heures dans ma journée. Plutôt cool.

Je monte dans un taxi à trois roues, comme celui conduit par l’ennemi de Mister Bean. Le chauffeur, en voyant ma blancheur, demande en russe “Où aller?” Je réponds en chinois que chus pas russe, et tu-suite il dit “Ah parfait ça! Je déteste les Russes!” On jase un peu, il est originaire de la province de Henan, dans le centre de la Chine. “Ça prend combien de temps retourner chez vous?” “Quatre jours en train. J’ai deux semaines de vacances en hiver, quatre jours de voyage aller, quatre-cinq jours avec la famille, quatre jours de voyage pour revenir.” Faut vouloir.

Il me dépose à la frontière, il y a pas mal de gros autobus qui attendent, ce qui est mauvais signe. Heureusement pour moi, les passagers de bus doivent tous faire les démarches de frontière en groupe, et la file d’attente pour les individus est plutôt courte. Je jase avec les seuls autres Occidentaux présents, que j’avais rencontrés au consulat à Wulumuqi une semaine auparavant, et qui ont décidé de prendre le bus direct pour Almaty. Je les re-rencontrerai au hasard le lendemain (croyez-moi, l’Asie centrale est peut-être crissement vaste, mais c’est un petit monde), et ils me diront qu’ils sont restés pognés cinq heures à la frontière, en attendant que chaque passager claire l’immigration. Quant à moé, à peine 20 minutes plus tard, je suis de l’autre côté. Voyager de façon autonome présente de nombreux avantages.

C’est la première fois que je vais dans un ancien pays soviétique, et aussi appréhensif que je sois, je peux pas m’empêcher de sourire comme un moron en voyant les grosses casquettes d’armée larges comme des caps de roue portées par les officiers kazakhs. Ça m’évoque toutes les films et documentaires de la guerre froide que j’ai vus et me rappelle que je suis loin, très loin de Gatineau. Je sors du building, je fais ma toute première transaction en russe toute cassé (une bouteille d’eau et des biscuits dans une tente qui sert de dépanneur, payés avec mes tenge que je viens de pogner au comptoir de change) puis je saute dans le minibus qui me fait sortir du no man’s land et entrer au Kazakhstan proprement dit.

Je sors du lot pas mal beaucoup et un Asiatique quelconque engage la conversation. Il me demande d’abord en russe si je peux parler chinois (c’est quoi cette question?!), pis quand je hoche la tête, il switch au ching-chong et commence à me bombarder de questions. Il me demande si mon russe est bon, si j’ai une carte du Kazakhstan, si je suis déjà allé dans le pays, et si j’ai des amis qui m’attendent. C’est pas une petite jasette typique, en fait, il semble plus comme s’il essayait de me tester et de mesurer à quel point je suis un sucker facile à crosser. Surtout qu’y est pas très sympathique, comparé au Chinois moyen. Je mens un peu et j’exagère les faits pour moins avoir l’air d’une victime potentielle, et j’ignore ses offres de transport, me disant que je vais de toute façon prendre un bus local.

Mais astheur qu’on a passé devant une clôture de barbelés et qu’on se fait déposer, je me rends compte que mon plan initial ne fonctionnera pas. Pantoute. Khorgas, du côté chinois, était peut-être juste une petite tache sur la carte, mais au moins c’était une vraie petite ville, avec des banques, des hôtels et une gare routière. Hé bin ici, à l’ouest de la frontière, il y a… rien. Le Kazakhstan a juste 16 millions d’habitants, répartis sur la 9e plus grande superficie terrestre du monde, alors c’est assez peu densément peuplé. Tout ce que je vois c’est une plaine infinie et une douzaine de vieilles bagnoles communistes parkées près d’une route pleine de nids-de-poule. Les chauffeurs viennent tous se précipiter vers notre minibus, proposant des trajets jusqu’à Almaty, et étant le seul étranger là-bas, je deviens rapidement le centre d’attention.

Mon meilleur ami du bus décide de me prendre sous son aile, et malgré le fait qu’il me tape sur les nerfs et m’inspire pas confiance, je le laisse jouer à son jeu, car il peut au moins se rendre utile en traduisant le russe des chauffeurs de taxi en chinois, une langue que je comprends un peu mieux. Je me renseigne sur la possibilité d’aller dans la ville voisine et de prendre le bus ou le train, mais non, apparemment y a rien avant Almaty. Je me renseigne ensuite sur les prix, et comme c’est le cas presque partout dans le monde quand on a affaire à des chauffeurs de taxi non officiels, il faut une éternité pour obtenir des réponses. La petite foule autour de moi devient de plus en plus grande, parle de plus en plus fort, et j’apprécie vraiment pas mon statut de superstar.

À un moment donné, je sens deux mains qui rentrent dans les poches en filet de mon sac à dos et me tirent vers l’arrière. Je crie HEY !!!, fais demi-tour et me trouve face à face avec un vieux bonhomme pas de dents qui porte des vêtements en laine épaisse, malgré la chaleur estivale. Il émet une piquante odeur de swing et d’oignons et de yeule qui a jamais vu une brosse à dents. Clairement handicapé mental, il marmonne quelque chose d’incompréhensible, puis se dirige lentement vers la valise de quelqu’un sans surveillance, la vole, et marche lentement vers l’horizon. Il se fait gueuler après par les gens autour, lâche la valise, émet un ricanement sénile comme Joe Biden, avant de s’éloigner. Tabarnak, qu’est-ce qui se passe?! Quel est cet endroit de marde?!?!

Je demande à mon nouveau meilleur ami qui me colle au cul et essaie de se faire une commission sur mon dos (appelons-le FuckFace) si je peux emprunter son téléphone portable pour appeler mon contact de Couchsurfing à Almaty (elle peut pas m’héberger, mais m’a donné son numéro et m’a dit d’appeler en cas de problème, et ce moment correspond parfaitement à la définition de problème), mais il me dit, non, pas de réception. Je demande aux chauffeurs (telyefon? pozhalsta?), leur montrant le papier avec le numéro et avant même qu’ils ne puissent répondre, FuckFace crie des mots russes enragés et ils haussent tous les épaules. Les négociations vont nulle part et FuckFace devient de plus en plus agressif. Ça fait un bout on est ici, un deuxième minibus arrive du no man’s land. Il fait un 180, droppe ses passagers, puis retourne à la gate.

Moment de panique, je me mets à courir en cette direction. Je me dis, fuck cette gang de crosseurs et leurs Ladas et leurs prix de marde, autant faire marche arrière et essayer de prendre place dans un des autobus que j’ai vus de l’autre côté. Un soldat imposant, poilu et porteur d’AK-47 à la porte du no-man’s-land est pas du tout d’accord avec mon plan. Il demande mon passeport, pointe le tampon d’entrée et me dit que je ne peux pas revenir en arrière. Je demande poliment son téléphone, m’attendant à ce qu’il me dise d’aller chier et d’arrêter de perdre son temps, mais sans même hésiter ni montrer aucun signe d’émotion il le sort de sa poche, regarde le numéro, compose, parle pour un quelques secondes et me le passe.

Réception: les quatre barres. Esti de sacrament de crosseur de FuckFace de marde. Évidemment, il m’a suivi jusque là, je lui jette un regard haineux.

La fille de CouchSurfing confirme que oui, ces black taxis sont la seule option et me dit quel prix je dois m’attendre à payer. Moins que la moitié du prix d’arnaque que FuckFace m’a donné.

Je la remercie, remercie le soldat et retourne à contrecœur vers la gang de gypsies autour de leurs Ladas. Avant même de devoir interagir avec eux, cependant, deux jeunes m’approchent et, parlant en anglais, me demandent “Heille man. Que se passe-t-il?” Surpris, j’explique brièvement, et après environ 20 secondes de délibération l’un d’eux dit: “Mon père est là-bas, il est venu nous chercher. On peut t’emmener à Almaty si ça te tente.”

Comme si j’étais pour dire non à ça. Et juste de même, la tension et l’incertitude de la dernière demi-heure se terminent, grâce à ces deux étudiants sympathiques qui rentrent chez eux après un an passé à l’Université de Xi’An, et au pôpa chauve qui rit constamment de mes tentatives toutes croches de communiquer en russe.

FuckFace avait beau être une mouche à marde et un menteur, mais il avait raison sur une chose: pendant les trois heures qu’on roule, pas une seule ville, et à peine quelques bâtiments. Un moment donné on arrête dans un minuscule village de cinquante mètres de long acheter des choses à grignoter dans un dépanneur dont la moitié des étagères sont remplies de vodka, c’est pas mal la plus grosse agglomération entre la Chine et Almaty. Mais éventuellement on arrive en ville, et après avoir fait un appel pour confirmer que la place existe et a une place, ils me déposent à une université qui loue des chambres de dortoir à des voyageurs durant les vacances d’été, quand les étudiants sont partis. Je remercie chaleureusement mes nouveaux chums et j’entre dans le building.

Première surprise, la grosse Olga aux cheveux gris au comptoir parle français. Il reste encore un vieux fond de francophilie dans les pays soviétiques, comme je constaterai durant mes voyages là-bas. Bin, 99.99% du monde est unilingue russe, mais ceux qui parlent une langue étrangère, c’est pas nécessairement l’anglais, y a quand même pas mal qui ont appris notre langage. Elle prend mes infos, puis me place dans une chambre avec quatre lits. Mes colocs sont pas là, je dépose mon sac et je vais me promener un peu. Olga me dit de pas aller sur les autres étages, parce que ceux qui sont logés là sont des réfugiés du Tajikistan, de l’Uzbekistan et du Kyrgyzstan.

Quand je reviens, un couple est en train de faire une sieste dans un des lits. Je fais le moins de bruit possible et je me rends à mon lit, où je lis un livre et sirotant une grosse bière que je viens d’acheter.

Ils émergent de leur dormu. “T’es Québécois?”

“Euh… ouin. Vous autres aussi? Comment tu le sais?”

“On a vu ton petit drapeau à fleur de lys attaché à ton sac à dos. On s’attendait pas trop à croiser un Québécois icitte!”

“Bin moi non plus!”

Ils se présentent, Cédric et Amélie, ils sont en train de faire un voyage dans les ‘Stans d’Asie Centrale. Ils me rappellent aussi qu’on est le 24 juin, ça m’était pas passé par la tête du tout, ce qui fait qu’on se met en route (accompagnés du quatrième chambreur, un polyglotte allemand qui parle tellement bien français qu’il pourrait lire les nouvelles à Radio-Can) question de trouver une place où boire et célébrer notre Fête Nationale au moins un ti-peu. On tombe bien vite sur une petite taverne avec 2-3 Kazakhs en train de regarder le soccer, et immédiatement on commande des gros bocks de Karagandinskoye. Quand la place ferme, on achète d’autres bons produits communistes de qualité, et on se dirige vers notre chambre question de se raconter des histoires de voyage ou autres niaiseries.

Le lendemain, avec un léger mal de cheveux, on se dit au revoir, eux ayant à passer au consulat uzbek pour appliquer pour un visa (procédure paperassesque les remplissant de joie, vous vous en doutez) avant de prendre un bus direction j’ai-oublié-où.

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