Commençons par un crash course sur l’histoire de Taiwan, pour mettre les choses en contexte:
Taiwan est une île en forme de ballon de rugby de 5 heures de char de long, au large du continent asiatique. Elle est peu à peu envahie de Chinois qui arrivent en bateau et repoussent les aborigènes vers les montagnes, puis des Hollandais et Portugais s’y pointent dans les années 1600, mais ils se font mettre dehors par la Dynastie Qing, dans pas mal la seule victoire militaire que les Chinois ont eu contre les Uropéens ever (ce qui explique leur énorme complexe d’infériorité, mais ça c’est pour un autre exposé complètement). Les Japonais arrivent à la fin du 19e siècle et gardent le contrôle jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, ce qui explique l’énorme influence culturelle japonaise qu’on y observe à ce jour.

Et c’est là que ça se corse: durant la guerre civile qui s’ensuit, les Communistes gagnent à peu près tous les engagements, repoussant les Nationalistes vers Taiwan, où ils continuent d’opérer leur version de la Chine depuis 70 ans, avec un énorme support américain. À ce jour, la guerre est techniquement pas finie, elle est juste sur pause. La Chine reconnaît pas l’indépendence de Taiwan, pète des crises quand quelqu’un publie une carte du monde avec l’île de Taiwan pas coloriée de la même couleur que la Chine continentale, et internationalement, l’énorme influence que le géant communiste a sur les gouvernements du monde entier fait que la République de Chine (le gouvernement en place en Chine de 1913 à 1949, et à Taiwan de 1949 à aujourd’hui, à ne pas confondre avec la République Populaire de Chine, la Chine communiste de Mao Zedong et Xi Jinping) n’a pas de siège à l’ONU et bien peu de pays reconnaissent sa souveraineté, même pas les Américains.
Ça mène à des scénarios un peu cocasses, genre les compagnies taiwanaises qui essaient de vendre leurs produits en Chine sans payer de taxes, vu que techniquement ils viennent du même pays, ou des trolls qui félicitent la Chine pour avoir légalisé le mariage gai (“Quoi? Vous dites les gais peuvent pas se marier en Chine? Mais ils peuvent à Taiwan, es-tu après dire que Taiwan est pas en Chine toé là?”).
Un autre, plus récent (et un de mes préférés) est le moron de l’Organisation Mondiale de la Santé qui a fait “le coup du fidouda” quand il s’est fait demander comment est la réponse de Taiwan envers le Covid-19. Les gens piétinent vraiment autour de la question, une des plus épineuses de la géopolitique Asie-Pacifique.
Donc à moins de s’être fait laver le cerveau au point qu’il reste pus une seule saleté non approuvée par Mononc’ Jinping dedans, ou d’être un collabo licheur d’anus qui veut pas fâcher le Grand Méchant Loup, c’est plutôt clair que Taiwan est une entité indépendente, contrairement à Hong Kong et Macao, qui sont plus ou moins autonomes mais quand même sous la tutelle de Beijing. Ils ont leur propre argent, le contrôle absolu sur leurs frontières (les passeports canadiens entrent sans visa pour 90 jours, alors qu’en Chine il faut un visa), leur propre gouvernement (démocratique), et pas juste ça, mais tu te sens dans un autre pays: les buildings sont différents, les rues sont pavées différemment, les gens s’habillent différemment, et ils écrivent avec les vieux sacraments de caractères traditionnels laittes plutôt que le chinois simplifié moderne.
Ça devrait finir là, et toute tentative de la Chine de réclamer la gouvernance de cette “province” devrait recevoir la même réaction que si quelqu’un dit que 1+1=3. Mais comme j’ai dit, ça surestime un peu la maturité émotionnelle du Chinois moyen (qui se transfère aussi aux plus hauts paliers du gouvernement), et personne veut s’astiner avec eux parce que sinon ils vont arrêter de nous vendre leurs bébelles en plastique cheap, et c’est ça qui est le facteur décisionnel, plus que la logique et la réalité.
Sans compter la volonté des 40 millions de Taiwanais qui n’ont rien à branler du Parti Communiste. De ce que j’ai compris de la politique là-bas, la majorité des électeurs et des élus veulent l’indépendence totale et être reconnus par l’ONU, mais il reste quelques hurluberlus qui voient le Parti Communiste de Beijing comme un usurpeur et réclament le contrôle légitime de toute la Chine (en plus de la Mongolie et quelques territoires en Russie, qui étaient partie intégrante de la Chine du tournant du 20e siècle, lol voir toé que ça va arriver), ce qui est franchement bin plus fou braque que l’inverse. C’est comme si, imaginons, un coup d’état arrivait à Ottawa, une guerre civile s’ensuivait, et finalement le gouvernement de Trudeau se fortifiait sur l’Île-du-Prince-Édouard, qui devenait de facto un pays à part. Ils feraient rire d’eux autres sur un temps, si 75 ans plus tard ils réclamaient encore le contrôle sur le reste du Canada qu’ils ont perdu fair and square.
Pour continuer avec cette métaphore, astheur imaginons que non seulement l’Île-du-Prince-Édouard est rendu le territoire de l’Ancien Canada (gardé à l’abri par l’eau qui l’entoure et par la marine américaine qui est bin contente de les aider avec leurs gros bras en échange de partenariats économiques et de bases militaires) mais qu’en plus, l’Île d’Orléans leur appartient encore. Wait what?
Faque avec toute la mise en contexte que je viens de faire, imagine-toé qu’une île à 1.2 km de la côte chinoise (et pas juste ça, mais d’une ville de genre 15 millions d’habitants) appartient encore à leur ennemi. C’est pas très très connu, mais dès que j’ai appris ça, je me suis dit qu’il FAUT que j’aille checker cet endroit bizarre.
Donc après mon périple dans les montagnes, je suis de retour à Xiamen, que j’explore avec mon bicycle. Un beau matin, je pédale jusqu’au traversier, reçois une étampe de sortie dans mon passeport (je pensais que Taiwan fait partie du même pays? hin? hin? hin?) et embarque. En à peine une demi-heure, je suis rendu, je me fais étamper par un agent frontalier de la République de Chine et j’échange une petite pile de renminbi chinois pour des dollars taiwanais avant de prendre la route.
Leur musée m’informe au sujet de cette anomalie géographique, comme quoi Kinmen est une île où les Nationalistes se sont fortifiés en 1949 et ont résisté à trois attaques successives des Communistes. Jiang Jieshi/Chiang Kaishek, leur chef déjà replié jusqu’à Taiwan, a envoyé des renforcements jusqu’à Kinmen question qu’ils perdent pas ce territoire, un des premiers qu’ils ont réussi à défendre de toute la guerre. Ils ont envoyé une trallée d’avions avec des ravitaillements, un peu comme les Américains ont fait avec Berlin, et l’armée nationaliste a renforci l’île au point de la rendre imprenable, ce qui a plus ou moins mené au cessez-le-feu entre les deux entités qui se réclament d’être la “vraie” Chine.

Mais drette en sortant du port de traversiers avec mon bicycle, on croirait vraiment pas être sur une place aussi importante pour l’histoire militaire asiatique récente. C’est ultra-tranquille, et il y a pas un chat pour des minutes entières sur les petites routes de campagne qui longent des minuscules villages de pêcheurs et temples en pierre blanche. J’ouvre l’oeil pour remarquer les petits détails qui différencient cet endroit de la Chine continentale, un qui est particulièrement frappant est la présence de pancartes électorales, et aussi d’un gros panneau qui dénonce les crimes contre l’humanité commis par la Chine communiste. Sinon, dans un autre ordre d’idées complètement, je tombe sur un 7-eleven, et à ma grande joie ils ont des Doritos, ce qui est rare en mautadine dans la région plutôt rurale de la Chine où j’habite en cette année 2013.
Je mange un bol de nouilles à Jincheng, la petite bourgade animée qui est la seule véritable ville de Kinmen, puis je continue. Après le musée et ses explications détaillées, je commence à remarquer pas mal plus les installations militaires et paramilitaires, comme le fait que les routes sont droites (pour pouvoir être utilisées comme piste d’aterrissage) et qu’il y a des bunkers un peu partout. Les intersections sont souvent des ronds-points, avec un gros bunker cylindrique au milieu. Curieux, j’arrête à côté d’un d’eux, et je vois que je peux grimper dedans. Il y a rien de compromettant bien sûr, mais je reconnais les râteliers où mettre des fusils, et des gros écrous qui sortent verticalement du béton, probablement pour bolter une mitrailleuse ou un canon anti-aérien.
Un moment donné, je commence à suivre un sentier, qui mène à une caverne. Il y a un tunnel creusé dans le roc, éclairé par des ampoules, et je m’y aventure, vu que y a pas de clôture. Rendu au bout, trois énormes canons sont là, pointant les gratte-ciels de Xiamen via une grosse craque horizontale. Un groupe de touristes taiwanais sont là, avec des soldats en uniforme qui leur expliquent le site. Je vois une gang d’adolescentes vêtues de vestes de camouflage trois fois trop grandes pour elles et qui posent en gang devant les houwitzers, tenant des obus et faisant le signe à deux doigts pour la caméra en ricanant. C’est franchement un peu morbide, dieu sait que chus pas un arbitre de ce qui est de bon goût et ce qui l’est pas mais je trouve qu’un peu plus de décorum devrait être démontré quand on parle d’une guerre civile où une génération de petits gars se sont massacrés juste parce que deux cliques de morons powertrippeux sociopathes arrivaient pas à s’entendre sur comment diriger le pays, surtout que comme la présence de tels canons opérationnels le montre, c’est pas fini, juste mis sur la glace. Et pas que les différences avec autrui justifient la haine et la bélligérence, mais il y a quelque chose de particulièrement triste quand c’est une guerre civile, avec voisin contre voisin, cousin contre cousin, des gens qui partagent la même langue, ethnie et culture.
Reste que c’est pas mal ce qui contribue le plus à Kinmen étant un endroit bizarre, comme je les aime, alors je continue d’explorer. J’arrive finalement à la plage au nord-est de l’île, où plusieurs autobus de touristes sont stationnés, avec des familles de Taiwanais qui profitent du beau temps. À cause que c’est une fierté nationale pour eux, les vols entre Taiwan et Kinmen sont subventionnés et très abordables, donc pas mal de touristes s’y rendent. À l’instar de leurs cousins sur le mainland, ils me regardent curieusement, des “Hello!” fusent et certains, qui parlent anglais, viennent me faire un brin de conversation.
Quelques personnes se baignent dans la baie, je suis tout en sueur d’avoir traversé l’île en vélo alors je me joins à eux, rinçant mon corps suintant et poussiéreux, en bédaine avec mes shorts de vélo en Spandex. Et c’est là que je vois une des scènes les plus surréalistes de ma vie: une petite chaloupe se pointe au loin, puis entre dans la baie. À l’intérieur, il y a plusieurs bonhommes scandant des slogans, l’un d’eux brandissant un gros drapeau de la République Impopulaire de Chine (le rouge, avec cinq étoiles). Les touristes assis sur des tables de pique-nique ou accotés sur la rembarde, surtout les hommes, leur crient des noms, et une gang de soldats casqués et armés se mettent en ligne sur la plage, criant aux baigneurs de sortir de l’eau. Ce que je fais, et je cours jusqu’à mon bicycle stationné, où j’ai laissé mon sac avec ma caméra dedans, mais le temps que je la sorte, la chaloupe a déjà fait demi-tour. Maudit hin. Je me demande comment souvent qu’un tel incident survient, il suffirait d’un soldat taiwanais (la plupart étant des adolescents nerveux sur leur service militaire, pas des grunts de carrière endurcis) qui fasse un move idiot, et/ou de ces coucous chinois qui ont trop bu de baijiu et qui s’aventurent assez proche de la plage pour se faire capturer, et 1-2-3 la marde est pognée solide.
Je suis extrêmement content d’avoir fait ce petit side-trip, et d’avoir appris au sujet de cette île, un des endroits les plus bizarres sur notre planète.
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