Donc après le volcan, il me reste deux jours sur l’île de Tanna, et je compte les utiliser pour apprendre au sujet de la religion la plusse bizarre du monde entier, le culte de John Frum. Plusieurs villages au pied du volcan adhèrent à cette religion, et bien qu’ils se soient pas transformés en cirque touristique, ils souhaitent la bienvenue aux visiteurs. Je me joins au couple de Français avec qui j’ai visité le volcan, et on s’y rend.
Un des rares blogueurs de voyage que je lis de temps en temps est un Australien qui se surnomme le Travel Camel, et lors de sa visite, il avait eu une longue discussion avec un aîné qui s’appelle Isaac, le frère du fondateur de cette secte. Dès qu’on se pointe au village, on le voit assis sur le perron de sa maison, avec sa longue barbe grise qui lui donne encore plus l’air d’un vieux sage. Il me fait penser à Rafiki.
On se présente, et il nous invite à s’asseoir. Patiemment, il nous explique ce en quoi leur religion consiste, et comment ça a commencé, quelque chose qu’il a dû faire des centaines de fois à d’autres visiteurs curieux, mais semble pas ennuyé du tout. En gros, si j’ai bin compris, son grand frère qui était un jeune homme au début des années 1940 a eu un rêve, comme quoi un prophète nommé John Frum était pour venir sur Terre et unir tous les peuples et nous emmener la paix. Et peu après, boom, le théâtre du Pacifique de la Deuxième Guerre Mondiale a commencé, et bien que Vanuatu (sous le nom des Nouvelles Hébrides dans ce temps-là) a pas vu beaucoup de combat, surtout comparé aux Îles Solomon, les Américains s’en sont servi comme base d’opérations.
Du jour au lendemain, l’Île de Tanna était envahie de marins américains, dont beaucoup de Noirs, et les villageois pensaient que c’étaient des gens de Vanuatu réincarnés, accompagnant John Frum (lol). Ils se sont aussi faite donner plein de bouffe en canne, et ils pensaient que c’était ce que les dieux mangent, alors ils se sont mis à établir des pistes d’atterrissage un peu partout, ce qui fait que la marine américaine leur envoyait plus de cossins, et ainsi de suite.
(Parenthèse: supposément que les forces armées américaines étaient sous la ségrégation durant la guerre, et que les Afro-Américains étaient surtout placés dans des positions de non-combattants. Messemble, c’est illogique non? Si j’étais un redneck raciste qui haïssait les Noirs, je les mettrais par exprès dans les postes les plus dangereux, non?)
Faque ouin, on serait tentés de penser que c’est de la foutaise totale, mais honnêtement, est-ce que c’est pire que les genèses d’autres religions? Dieu pis ses sept jours, les Hindous pis leur tortue, ou n’importe quel autre bric-à-brac sans queue ni tête… La seule différence est que c’est très récent, mais les Ni-Vans vivaient encore à l’Âge de Pierre au siècle dernier et dans plusieurs villages reculés, c’est encore plus ou moins le cas. Et je dis pas ça pour insinuer qu’ils sont idiots: en fait c’est eux qui doivent nous trouver caves avec notre mode de vie moderne insoutenable qui nous rend obèses et déprimés et stressés en plus de scrapper la planète, alors qu’ils vivent sur une île tropicale, bien peinards, et font pousser leurs patates sur leur petite patch de terre ultra-fertile et en échangent pour du poisson avec les “low-landers”, comme ils appellent ceux qui vivent dans les villages plus loin du volcan, sur le bord de la mer.
Isaac nous montre la petite bibliothèque dans la hutte centrale du village, avec plusieurs livres en anglais ou en français au sujet de diverses religions: bouddhisme, zoroastrisme, hindouisme, crétienneté, etc. Il nous dit que selon John Frum (bin, en tout cas, la version qui est apparue dans le délire probablement hallucinogène de son frère défunt), il faut s’éduquer au sujet de toutes les religions, et en prendre des morceaux ici et là, si on veut arriver à l’harmonie totale et l’unification des peuples. Ça tient la route, comme logique, quoique je pense pas que ça va arriver bientôt.

On entend un petit sifflet de marin qui fait FUUUUUUUU, et quelques villageois se déplacent lentement vers un bâtiment en préfab, où un bonhomme habillé en uniforme militaire américain de la Deuxième Guerre Mondiale hisse le drapeau de la US Navy sur un mât. Le symbole de leur prophète. Je me retiens pour pas rire, je crois jamais avoir rien vu d’aussi loufoque, mais ces gens prennent vraiment ça au sérieux, et comme leur volonté de s’instruire sur les différentes cultures religieuses du monde démontre, c’est quand même assez critique et intellectuel comme approche à la spiritualité. Je pense pas me convertir au culte de John Frum de sitôt mais je suis très très content d’être venu.
On remercie Isaac pour sa patience et ses explications, puis on se fait inviter chez lui par un des villageois, qui parle français. Vanuatu était, jusqu’à son indépendence dans les années 1960, une colonie co-administrée par l’Angleterre et la France, et certaines îles, surtout dans le nord de l’archipel, utilisent notre langue. Tanna est pas mal plus anglophone mais ce gaillard vient d’une des familles qui parle français chez eux, et il le parle sans accent, comme si il était né à Paris, ce qui est quand même assez incroyable.
Il nous offre des fruits juteux, puis sort sa guitare et commence à jouer quelques tounes sympathiques. Il explique aussi qu’il a habité quelques années à Port Vila, pour son école secondaire et son cours technique, mais qu’il aimait pas ça, il trouvait la capitale trop bruyante et fébrile.
Je pouffe de rire, croyant à une joke. Mais il est sérieux. J’ai jamais été à une capitale aussi tranquille et endormie que Port Vila, mais c’est sûr qu’il y a un peu plus d’action que dans ce petit village, c’est juste une question de perspective. J’imagine pas comment il réagirait si il allait dans une grosse métropole comme New York.
On lui demande quel cours technique il a fait, il répond réparation et maintenance d’unités d’air climatisé.
“Y a-tu beaucoup d’unités d’AC ici?”
“Y en a deux sur Tanna. Un à l’aéroport, et un dans un bureau du gouvernmenent. Des fois ils m’appellent et j’y vais, mais la plupart du temps je reste ici au village et je cultive mon petit champ.”
Livin’ the dream.
Il nous dit qu’on est chanceux, et qu’en soirée, il y a une fête mensuelle avec les autres villages environnants qui sont aussi des adorateurs de John Frum. C’est un rendez-vous.

On va se promener un peu dans les sentiers de forêts et se baigner dans une petite source thermale avec des petits Noirs qui rigolent, puis on revient à temps pour la fête. Une bonne centaine de gens sont présents, certains assis en rond à jouer de la guitare, d’autres en train de danser. Il y a aussi un groupe de touristes qui viennent de l’Estonie avec leur guide, presque toutes des grosses lesbiennes aux cheveux courts, habillées en vêtements synthétiques de la tête aux pieds. On va les saluer, et elles répondent par des grognements antipathiques et de l’anglais cassé nous disant de nous tasser parce qu’on ruine leurs photos. À partir de ce moment, je m’assure de toujours me placer dans leur champ dès qu’une caméra DSLR émerge de son sac. Grosses crisses de tabarnaques de niaiseuses.
Le cercle des joueurs de guitare se lève, et un autre groupe de gens prennent leur place. Leurs chansons sont plutôt entraînantes quoique répétitives et avec peu de variation, utilisant la guitare plus comme un instrument de percussion que pour jouer différents accords, si ça fait du sens. Ils jouent une toune, puis un autre village prend leur place, et ainsi de suite. De la bouffe apparaît, servie sur des grosses feuilles de bananier, surtout des racines et des petits poissons dans une sauce au coconut. Un bien convivial party, quoiqu’il manque de bière un peu, et de “pinard”, comme les deux Français disent.
Je suis à une bonne heure de marche de mon spot, la moitié dans la plaine avec la lune qui m’éclaire, mais rendu dans la forêt je vois pus rien et il faut que je plisse les yeux pour suivre la trail. De temps à autre un bruit creepy provient d’entre les arbres et je fais un saut, mais je me suis fait dire qu’il y a peu ou presque pas de serpents et autres bestioles dangereuses dans ce coin. Reste que je viens de Gatineau moi sti, pas du milieu de la jungle, alors je suis plutôt soulagé quand j’arrive au petit hameau sans me faire mordre ou piquer.
Oscar et sa famille sont en train de manger un souper tardif composé de racines et de poulet bouilli, et un monsieur plus vieux est là avec eux. Il me dit qu’il est le chef du village un peu plus haut, et que vu que je suis un invité de marque, il m’invite à aller boire du kava avec lui. Hell yeah! Se geler la face au kava en ville était bien, mais le faire avec un aîné dans la jungle promet d’être une expérience unique et intéressante. Oscar me dit qu’il se joindra pas à nous, vu que ce rituel est réservé aux chefs de village et leurs invités, je trouve ça un peu injuste mais hey, c’est pas moi qui écrit les règlements.
On se déplace jusqu’à une clairière un peu plus haut dans la montagne, où quelques bûches sont placées en rond, avec un espèce de support pour un gros bol en bois gossé au milieu. Trois kids d’une douzaine d’années apparaissent, les cousins d’Oscar (y a pas mal d’endroits sur la planète où tout le monde est cousin ou oncle de l’autre il me semble), le monsieur leur donne des ordres en une langue bizarre et ils reviennent peu après avec le bol plein de bouette brune pâle et deux demi noix de coco. Ils ont aussi la grosse racine coupée à moitié, je demande si je peux la voir mais je me fais dire que je peux pas la toucher, selon le rituel sacré.
Je clanche un bol de la mixture amère, puis m’en fais offrir un autre, puis un troisième. Le chef me complimente sur ma capacité à tolérer l’effet paralysant, et bin vite je suis assis à terre, accoté sur le banc, à regarder les étoiles au travers des arbres, avec la tête qui picote. On discute d’un peu de tout, de ma vie, de la sienne, de sa jeunesse passée en Australie à travailler dans les champs comme pas mal de monde de son pays et de l’Océanie en général.
Puis le kava prend véritablement effet, et on reste là en silence. Tout d’un coup, mon regard croise les trois ados qui sont encore assis là, un peu en périphérie du cercle. “Attends minute toé…” Je me redresse vivement, avec une décharge d’adrénaline qui me rend un peu plus sobre.
“Qu’est-ce qui se passe?”, le chef s’enquiert dans son anglais parfait.
“Euh… rien. Juste une question: pourquoi ils sont ici, eux autres?”
“Ils ont préparé le kava.”, répond-il nonchalemment.
J’ai les yeux qui s’écarquillent comme Moe dans les Simpsons. Ça me revient peu à peu. Je me rappelle avoir lu que bien que dans les nakamals de Port Vila ils ont abandonné la méthode ancestrale et utilisent un grinder en métal, traditionnellement ce sont les jeunes garçons vierges qui préparent le kava en mâchant un morceau de racine avant de le cracher dans un morceau de tissu et de le tordre pour en extraire la boue liquide. Pourquoi? Fouille-moé. Il me semble que y a pas mal d’autres méthodes que j’essaierais avant. Au pire, pourquoi pas les jeunes filles? Ce serait à peu près autant dégueulasse, mais moins gay.
Esti. Je viens de boire du crachat de jeune homme. Sacrament de calisse.
“Another shell?”
“Hmmmm… no thanks I’m good”
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